Dernier train pour l’inconnu

Cela promettait d’être une aventure exceptionnelle, comme à chaque fois que l’on prend le départ d’une épreuve ou d’un raid longue distance. Certes, lorsqu’on prépare avec minutie son parcours, sa feuille de route, son matériel, il demeure toujours une part d’inconnu tant il peut se passer mille et une choses en chemin jusqu’à la destination finale, synonyme d’arrivée et de délivrance.

En ce 13 mars 2020, lorsque nous nous élançons de Cannes, Londres n’est déjà plus qu’un rêve. La folle aventure de la Blue Train Historic Race imaginée par Luc Royer, inspirée de celle de Woolf Barnato, défiant au volant de sa Bentley le Train bleu entre Cannes et Londres le 13 mars 1930, n’aura pas résisté à la vague du Covid-19. A défaut de Londres, le terminus de la BTHR voyant se challenger cyclistes d’ultra-distance sur vélos musculaires et vélos électriques s’achèvera donc à Calais. Sans réelle certitude tant on sent tous que la situation peut évoluer à tout moment.

Photo : Stéphanie Didier / Chilkoot

Quelques heures avant le départ, chacun des 19 participants s’accordent d’ailleurs pour dire qu’être au départ est déjà une première victoire. La veille, dans son allocution télévisée, le Président de la République n’ayant pas plongé la France dans la phase 3 pour faire face à la propagation du Covid-19, nous sommes en sursis. Mais pour combien de temps ?

Personne ne peut avoir de certitude et il faut bien avouer que l’on prend le départ en espérant pouvoir aller le plus loin possible même si c’est totalement égoïste dans le contexte actuel.

La course contre le train bleu devient finalement la course contre le Covid-19 et l’on sent très bien que l’ambiance n’est pas la même que d’habitude. L’heure est grave mais on refuse tous de l’admettre inconsciemment, préférant prendre tout ce qui peut l’être encore tant on sait que l’issue est inéluctable : tôt ou tard, le couperet tombera et débutera alors une phase de restriction drastique de toutes les activités non essentielles, à laquelle n’échappera pas la pratique du sport.

Avec le recul, je n’ai aucun regret et si c’était à refaire, je ferai exactement la même chose tant ce que j’ai vécu pendant une trentaine d’heures à l’occasion de cette Blue Train Historic Race inachevée demeurera un souvenir impérissable.

C’est sans doute égoïste, j’en ai parfaitement conscience, mais j’assume complètement le fait d’avoir cherché à fuir le climat anxiogène ambiant, de m’être totalement coupé de la réalité pour vivre à 200% ce qui inévitablement allait devenir un dernier trip avant une pause pour une durée indéterminée.

J’avais parfaitement préparé mon affaire et je suis arrivé à Cannes avec une condition physique rarement aussi avancée à cette époque de l’année à la faveur d’un hiver particulièrement clément (trop hélas) où j’avais pu enchaîner plusieurs sorties solides de 200 et 300 kms sans qu’aucun grain de sable ne viennent enrayer ma « préparation ». Passées les nombreuses questions que je m’étais posées avant de répondre favorablement à l’invitation de Luc Royer, rien ne pouvait me détourner de la dynamique positive et conquérante dans laquelle je m’étais installé. Objectif Londres, tel était le leitmotiv de chacune de mes sorties tout au long d’un hiver très studieux.

Uniquement sur invitation, cette épreuve atypique m’a immédiatement séduite et lorsque en novembre 2019 j’ai reçu le précieux carton d’invitation pour être de l’aventure, j’étais tout à la fois excité à l’idée de prendre part à un tel challenge et dans le même temps, envahi par d’innombrables questions : effectuer une telle distance, plus de 1300 km, si tôt dans la saison n’est-il pas un peu prématuré ? Comment traverser Paris pour aller pointer au CP3 à Asnières ? Comment gérer la traversée de la Manche et les horaires des ferries ? Comment n’être pas perturbé en roulant à gauche à partir de Douvres ? Quelles routes emprunter pour entrer dans Londres ? A quelle météo faudra-t-il faire face ? Etc…

Les 4 mois me séparant du départ allaient-ils me suffire pour trouver toutes les réponses à mes questions ?

Si je me suis retrouvé au départ en ce vendredi 13 mars 2020 (tiens donc), c’est que j’ai réussi à trouver réponses à toutes mes questions.

Arrivé en fin de matinée à Cannes, j’ai pu partager un dernier repas autour de Luc Royer avec quelques uns des participants de cette BTHR. Un dernier repas aux apparences de Sainte-Cène réunissant les membres unis de la communauté Chilkoot…

Entre ultimes préparatifs, discussions entre participants, interviews et photos officielles, l’après-midi nous a progressivement plongé dans une bulle hermétique au monde extérieur et à sa dure réalité.

A 18h, Luc nous libéra enfin devant l’entrée du Carlton d’où Woolf Barnato s’était élancé 90 ans plus tôt, jour pour jour.

Dès les premiers coups de pédales, j’ai senti que la forme était au rendez-vous et sans aucune prétention, j’ai eu l’intime conviction d’être parti pour réaliser un « gros truc ».

Les VAE ont bien entendu mis à profit la montée du col de l’Estérel pour prendre les devants mais le petit groupe dans lequel j’ai réussi à prendre place était le bon wagon. Il faut dire qu’on y trouvait de solides gaillards : Thomas Dupin, Joachim Mendler, Arnaud Manzanini, Laurent Boursette, Jean-Lin Spriet et Pierre-Arnaud Le Magnan (VAE). C’est à vitesse grand V que nous allons rallier le premier CP situé à la brasserie Aquae Maltae à Aix-en-Provence où nous allons devoir observer un arrêt obligatoire de 1 heure.

Une pause que chacun va gérer à sa manière au cœur d’une nuit irréelle. A notre grande surprise, les VAE qui avaient pris le large dès le départ arriveront quelques minutes après nous en raison d’un choix de parcours légèrement différent du notre. Nous repartirons néanmoins tous ensemble pour rapidement nous retrouver à 8, Jean-Yves Couput étant le seul à garder le contact.

Photo : Stéphanie Didier / Chilkoot

Le jour le plus long

La nuit va passer très vite et sans encombre, malgré une petite alerte à proximité de Rochegude dans la Drôme où je vais perdre temporairement le groupe après un bref arrêt pour changer de gants. Mes compagnons de route ne m’ayant pas vu m’arrêter, ils disparaissent dans la nuit et au croisement suivant, ma trace ne m’envoie pas sur la même que celle qu’ils suivent…

Finalement, ma trace ne faisait qu’un petit crochet et j’aperçois rapidement à nouveau les lumières du groupe qui a ralenti son allure après avoir constaté mon absence. L’espace de quelques minutes vont suffire pour que tout rentre dans l’ordre et nous voilà reparti de l’avant.

A la faveur des quelques villages que nous traversons, les premières odeurs s’échappant des fournils nous indiquent que la fin de la nuit approche et c’est finalement au Teil, peu avant 6h du matin, que nous allons jeter notre dévolu sur une boulangerie dont le personnel n’est pas prêt d’oublier notre passage. Nous devons patienter quelques minutes afin de pouvoir y entrer car tout n’est pas encore en place et une fois à l’intérieur, le festival des commandes peut débuter pour 8 cyclistes affamés par une nuit d’effort, bientôt rejoints par l’équipe de photographes qui nous ont suivis. Sandwichs, croissants, pains au chocolat, pains aux raisins, chouquettes… on dévalise littéralement la première fournée sous le regard incrédule du personnel.

Rassasiés, réchauffés et ragaillardis, nous pouvons alors reprendre la route pour une longue remontée de la vallée du Rhône jusqu’à Lyon où se situe le second point de contrôle.

Le mistral est nettement plus sensible mais nous pouvons compter sur le renfort de Bertrand Cochard, venu en voisin de la région privadoise pour partager un bout de notre aventure jusqu’à Limony, dernière commune d’Ardèche à une soixantaine de kilomètres de Lyon. Le vent de face ne semblant pas avoir d’emprise sur lui, Bertrand va mener bon train, bientôt rejoint par un autre solide gaillard du Team Cyclosportissimo, Jacques Barge, lui aussi venu à notre rencontre en voisin.

Grâce à Bertrand, la remontée du Rhône se passe sans souci. Nous perdons malheureusement en route Laurent Boursette, pas complètement remis de son épopée dans le désert d’Oman 3 semaines plus tôt et qui préfère rentrer chez lui à Grenoble en arrivant à hauteur du Pouzin.

De mon côté, j’éprouve toujours d’excellentes sensations et savoure avec bonheur la météo printanière qui nous accompagne.

J’ai presque le sentiment que l’arrivée à Lyon se fait comme une simple formalité sans doute en raison de ma parfaite connaissance du terrain, héritage de mon passé professionnel à la confluence du Rhône et de la Saône. C’est donc en tout début d’après-midi, conformément au plan route que je m’étais fixé, que je franchis la porte du 31 du Cycle de la rue Ferrandière au cœur de Lyon en compagnie de Jean-Yves Couput, bientôt rejoint par le reste de notre petite troupe.

Même si nous ne sommes pas tenu d’effectuer un arrêt imposé d’une heure, nous prenons le temps de nous ravitailler et de souffler un peu après avoir rondement avalé plus de 450 km depuis le départ.

A ma grande surprise, Arnaud Manzanini nous annonce que l’aventure s’arrête pour lui en raison d’une douleur au genou qui l’handicape depuis la nuit. Jean-Yves Couput optant de son côté pour une pause sommeil chez un ami, nous ne sommes plus que 5 à reprendre la route : Joachim, Thomas, Pierre-Arnaud et Jean-Lin.

Epilogue

Il est aux environs de 15h lorsque nous quittons Lyon par les quais de la Saône. Nous évoluons toujours dans cette fameuse bulle, loin de la réalité du moment et on savoure avec une insouciante quiétude, presque insolente, le défilement des kilomètres. On parle peu mais on affiche une belle cohésion, quasi fraternelle, nez au guidon, remontant le cours de la Saône avec comme objectif d’atteindre le CP3 à Auxerre au milieu de la nuit sans réellement y penser tant il reste du chemin à parcourir.

Le hasard va mettre sur notre route un nouveau collègue du Team Cyclosportissimo, Fabrizio Munzone qui nous double en voiture à l’approche de Villefranche sur Saône avant de s’arrêter au bord de la route pour nous encourager. Rien ne semble pouvoir nous arrêter et notre prochain objectif est de retrouver Pascal Bride à hauteur de Saulieu pour un ravitaillement improbable dont lui seul a le secret !

Avant cela, on s’accorde une courte halte à l’entrée de Chalon sur Saône chez une fois encore un membre du Team Cyclosportissimo, Valex Nico puis nous reprenons notre marche en avant.

Le profil devient progressivement plus vallonné, la route se redresse annonçant l’approche du Morvan, premier moment de vérité pour connaître l’état des troupes. Hélas, nous ne saurons jamais qui avaient les meilleures jambes…

Je ne suis pas prêt d’oublier ce moment assez irréel, au beau milieu de nulle part où Thomas nous demande de nous arrêter. Il est environ 21h, la nuit est bien installée et nous sommes à environ 150 km de Auxerre. Luc Royer vient d’envoyer un message à tous les participants pour leur demander de stopper leur progression. Quelques minutes plus tôt, le Premier Ministre a annoncé que la France passait à la phase 3 de la lutte contre le Covid 19. Toutes les activités non essentielles sont suspendues jusqu’à nouvel ordre. C’est la fin de notre folle chevauchée à travers la France après plus de 600 km parcourus. Incrédules et abasourdis, nous posons nos vélos contre le mur d’une ferme qui borde la route. La déception est à la hauteur de la débauche d’énergie que nous avions fourni pour arriver jusque là.

Nous allons mettre plusieurs minutes pour refaire surface et envisager la suite à donner à notre aventure qui vient de tourner court. Nous sommes encore loin de Auxerre et il ne serait pas raisonnable de nous y rendre. La meilleure solution est donc de faire demi-tour pour gagner Beaune où nous pouvons espérer y trouver un hôtel pour la nuit. Un coup de fil à Pascal pour le prévenir que hélas nous ne passeront pas par Saulieu où il nous attendait et nous rebroussons chemin.

Rapidement, l’insouciance avec laquelle nous avons abordée l’épreuve depuis le départ reprend le dessus et c’est comme de joyeux cadets qu’avec Pierre-Arnaud et Joachim nous posons mines sur mines sur la route déserte qui nous ramène à Beaune.

Il est aux environs de 22h30 lorsque nous entrons dans Beaune à la recherche d’un hôtel pour la nuit. Un Ibis disposant encore de quelques chambres fera très bien l’affaire. Mais avant de plonger sous les draps pour ce repos inattendu, nous ne résistons pas à l’envie d’aller partager un dernier verre dans un pub bondé dont les portes se fermeront à minuit pour une durée indéterminée.

Il est évident que nous ne sommes toujours pas sortis de cette bulle intemporelle dans laquelle nous évoluons depuis le départ et très honnêtement, nous ne prenons nullement la mesure de ce qui se trame. Nous trinquons, nous rions et nous chantons, sans doute pour mieux refouler la frustration d’avoir été contraint de nous arrêter alors que tout allait si bien.

Il nous faudra attendre le lendemain pour commencer à prendre conscience de la réalité de la situation et de la chape de plomb qui pèse désormais sur la France.

Aujourd’hui encore, 3 semaines après cette folle soirée du 14 mars, je n’ai aucun regret et si c’était à refaire, je reprendrai le départ avec la même insouciance et la même envie.

Je ne saurais trop remercier Luc Royer pour cette parenthèse hors du temps qu’il nous a offerte loin du climat anxiogène qui chaque jour devenait plus pesant. L’histoire retiendra que cette première Blue Train Historic Race aura été le dernier rassemblement de la grande famille des ultras-randonneurs avant une longue coupure dont nous ne maîtrisons pas totalement l’issue.

J’ai vécu cette aventure intensément, en savourant chaque kilomètre comme si c’était le dernier. J’ai fait des rencontres très riches sur le plan humain comme à chaque rendez-vous de ce genre.

C’est la magie de notre pratique qui opère à chaque fois. Quelque soit le niveau de chacun, il y a toujours un profond respect et beaucoup d’humilité. Avec Thomas Dupin, Jean-Lin Spriet, Pierre-Arnaud Le Magnan et Joachim Mendler nous avons partagé une formidable aventure humaine et sportive dont l’épilogue prématuré a sans nul doute renforcé une belle complicité qui s’est bâtie au fil des kilomètres. J’ai souvent pensé à la référence au Hussard sur le toit évoquée par Luc lors du « dernier » repas que nous avons pris ensemble avant le départ. A la différence que sur notre chemin nous n’avons rentré que des chics types…

Au terme des 640 km de cette Blue Train Historic Race inachevée, le constat est sans appel quant au comportement du Graxx de Origine Cycles pour lequel j’avais opté. Ce vélo est une pure merveille, une monture polyvalente par excellence et parfaitement adaptée à la pratique sportive du bikepacking.

Outre le confort qu’il procure, le vélo ne bronche pas et on avale les kilomètres comme sur des rails. Conçu avant tout pour exceller sur les sentiers, il suffit d’un changement de roues (Shamal Ultra) pour passer d’un gravel à un dévoreur d’asphalte. S’il manque néanmoins d’un peu de réactivité lorsqu’il faut sortir des watts du fait de son empattement, il n’en demeure pas moins un précieux allier pour maintenir un tempo soutenu pendant de longues heures.

Ma seule hâte est de pouvoir l’enfourcher à nouveau…

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