Abandonnée par les coureurs professionnels depuis 1989, Bordeaux Paris est néanmoins une épreuve qui appartient à l’histoire du vélo. Herman Van Spingel, Marcel Tinazzi, Gilbert Duclos-Lassale, Freddy Martens ou encore Bernard Vallet pour ne citer que les plus connus s’y sont forgés une réputation : celle de marathoniens de la route. Atypique par sa distance, 640 kms, Bordeaux Paris ne correspond plus aux formats actuels d’un cyclisme devenu très (trop) aseptisé. Alors, pour que la légende demeure, les cyclos ont remplacé les professionnels. Jusqu’en 2010, le club des Cyclosportifs de Guyenne a permis à de nombreux amateurs de longues distances de venir côtoyer la légende de ce fameux « derby de la route » créé en 1891. Le poids des contraintes administratives inhérentes à l’organisation d’une telle épreuve a conduit ses organisateurs à marquer une pause. Une pause qui a bien failli sonner le glas de Bordeaux Paris. Mais c’est bien connu, une légende ne meurt jamais. Aussi, il y a fort parié qu’ils seront à nouveau nombreux le 31 mai prochain à perpétuer la tradition de ce marathon de la route dont on doit la renaissance à ExtraSport.
Après avoir vécu de grands moments lors des éditions 98 et 2000, j’ai donc décidé de repartir pour cette folle aventure. Ne dit-on pas jamais 2 sans 3 ?
16 ans ont passé depuis ma première participation mais les souvenirs demeurent encore très présents. J’avais 25 ans à l’époque et j’étais le minot d’une bande de vieux briscards de la route qui m’avaient aguerri aux longues distances sur les routes escarpées des Cévennes. Un terrain bien éloigné du profil de Bordeaux Paris, mais idéal pour acquérir des heures de selle comme me le répétait mon « mentor » de l’époque, Philippe Reynaud, lui-même vainqueur de l’édition 96 de Bordeaux Paris en tandem avec le lyonnais Alain Boutoux.
Epreuve d’un autre temps pour certains, défi personnel pour d’autres, Bordeaux-Paris demeure une épreuve à part qui impose une certaine humilité pour qui y prend part.
Participer à ce marathon de la route, c’est se battre avant tout contre soi-même en cherchant à repousser toujours plus loin les limites de la souffrance pour voir enfin se réaliser un rêve qui vous hante l’esprit durant les longs mois précédant le départ, des mois au cours desquels il arrive parfois que le doute s’installe au point de s’interroger sur l’intérêt de s’engager dans une telle galère !
Mais comme bien souvent, la passion l’emporte sur la raison, c’est avec frénésie que l’on égraine les semaines qui nous séparent du jour J.
Nul doute que ma première expérience en 98 m’a marquée à jamais. Ces quelques lignes en sont l’illustration, même si il est parfois bien difficile de retranscrire par écrit des sensations et des émotions si intenses.
Vendredi 19 juin 1998, cap sur la Gironde…
Le trajet vers Bordeaux s’effectue sans encombre sous un soleil de plomb qui laisse présager un week-end chaud, très chaud même…
Le départ fixé le samedi à 14 heures autorise une matinée de décontraction avant de prendre la direction de la place des Quinconces d’où sera donné le départ. C’est le moment des dernières vérifications et mises au point entre les coureurs et leurs assistances.
Samedi 20 juin 1998, 13h30 : la chaleur a envahi les bords de la Garonne et c’est dans une ambiance toute particulière que je savoure cet ultime moment de bien être à l’ombre des platanes. Quoi qu’il arrive dans les heures suivantes, j’ai le sentiment profond qu’une partie de mon défi est gagné. Accompagné de mes 2 fidèles compagnons d’entraînement expérimentés, Philippe Reynaud et Jean Louis Bay, nous nous rendons sur la ligne de départ en toute quiétude. le simple fait de me retrouver là me procure un plaisir inouï et m’ôte toute angoisse.
14h 30 : cette fois c’est parti ! en route vers Paris…
La traversée de Bordeaux et de ses faubourgs s’effectue sous une canicule qui va nous accompagner jusqu’à la nuit. Au bout de quelques minutes, l’eau de nos bidons n’est plus qu’un désagréable bouillon qui assèche la gorge et empatte désagréablement la bouche. Au fil des kilomètres et au gré des villages traversés, une véritable valse de bouteilles d’eau tendues par les spectateurs présents sur le bord de la route s’installe au cœur du peloton. Chacun tente, tant bien que mal, de s’hydrater et de s’asperger pour faire face à cette terrible chaleur.
Les 140 kms qui nous séparent du premier contrôle de Ruelle sont malgré tout avalés sur un rythme relativement soutenu, si bien que l’on s’y présente à seulement 25. Une série d’accélérations quelques kilomètres plus tôt nous a en effet propulsé à l’avant.
Chacun se saisit de son ravito et nous voilà déjà repartis en direction de l’Isle sur Jourdain, point de contrôle N° 2 situé au km 233.
La chaleur est désormais plus supportable et notre groupe progresse sur un tempo toujours aussi régulier. Au fil des kms, nous perdons régulièrement des unités et c’est seulement à 9 que nous nous présentons au second contrôle derrière un valeureux toulousain qui a faussé compagnie au peloton depuis le 90ème kilomètre.
On profite pleinement de la longueur du jour à cette période de l’année et ce n’est qu’au contrôle n°3 de Chauvigny qu’il est temps de s’équiper pour la nuit. A partir de là, la course prend une autre physionomie. Une certaine angoisse commence à m’envahir car je n’ai encore jamais eu l’occasion de rouler la nuit. Je découvre alors des sensations particulières dont celle de ne ressentir le profil « qu’ à la pédale » sans jamais parvenir à distinguer le sommet des petites côtes ou la fin des descentes. J’ai d’autre part comme l’impression étrange qu’une sorte de cocon s’est installé au-dessus de nous. Tout est si calme, si différent de ce que l’on éprouve en plein jour…
Parfois, dans les villages que nous traversons, quelques joyeux noctambules réunis à l’occasion de la fête de la musique sont là pour nous encourager.
Soudain, peu après minuit, notre petit groupe s’agite très nettement.
Sans que personne ne s’en rende compte, un de nos compagnons de roue vient de nous fausser compagnie.
Arc-boutés sur nos machines nous voilà fonçant à travers la nuit pour essayer de le rejoindre. Pour la première fois depuis le départ, j’éprouve de sérieuses difficultés à suivre ce train d’enfer. Mes jambes me paraissent lestées de plomb. J’ai la gorge en feu. Une seule idée me hante l’esprit : m’accrocher coûte que coûte , ne pas quitter ce groupe sous peine de me retrouver seul dans la nuit. Tel la petite chèvre de monsieur Seguin je suis déterminé à lutter de toutes mes forces jusqu’à ce que pointe le petit jour…
Dimanche 21 juin 1998, 2h15 : Noyers, contrôle n°5, kilomètre 395.
Je descends péniblement de mon vélo pour aller faire pointer ma carte de route. Tel un zombi sorti de nulle part je prends mécaniquement le ravitaillement que l’on me tend et nous voilà déjà reparti après un arrêt express. Nous doublons régulièrement des concurrents engagés en 36 heures, mais ne parvenant pas reprendre du temps sur l’homme de tête, le groupe opte pour une vitesse de croisière qui permet à tous de ménager ses forces jusqu’à Orléans.
Orléans, 4h20. J’ai beau scruter les abords du gymnase qui abrite le contrôle, je ne vois pas mon assistance. Le groupe se remet rapidement en selle et je me résous à repartir avec eux sans avoir été ravitaillé. Philippe et Jean Louis me font passer quelques barres énergétiques tout en essayant de me rassurer. Le jour commence alors à peine à se lever et malgré mon inquiétude je ressens cependant un certain plaisir. Cette nuit est passée tellement vite ! Pour autant, pas question de se laisser aller, la route est encore longue !
Cependant, lorsqu’une violente accélération se produit à l’avant de notre petit groupe je reste sans réaction, figé, je regarde passer une à une les voitures suiveuses puis plus rien…
Sans vraiment comprendre ce qui vient de se produire me voilà seul sur une interminable ligne droite. Je suis dans le brouillard le plus complet. Je ne sais plus trop où j’en suis. Tant bien que mal j’essaie de rassembler mes dernières forces pour rallier le prochain contrôle où j’espère bien retrouver mon assistance.
Il est 6h10 lorsque je parviens à Autruy sur Juine. Mon assistance est bien là, mais je n’ai même pas la force de lui demander ce qui s’est passé à Orléans. Je fais pointer pour la dernière fois ma carte de route dans un petit bistrot où sont attablés de nombreux cyclos autour de cafés, chocolats et autres croissants frais.
Les poches à nouveau pleines de gels énergétiques, j’enfourche mon vélo et me voilà reparti… dans la mauvaise direction ! En effet, au bout de 3 ou 4 kilomètres je m’étonne de ne plus voir les flèches du BPR. J’opte alors pour retourner à Autruy où je m’engage enfin sur le bon itinéraire.
A ce moment là je ne pense plus à rien. Je pédale machinalement sans trop savoir où je navigue. Je profite d’un groupe de cyclos engagés en 36 heures pour me refaire une santé puis au fur et à mesure que le soleil brille je ressens de meilleures sensations. Je quitte alors le confort de ce petit groupe de cyclos pour repartir seul vers l’avant. J’ai comme retrouvé un deuxième souffle et je progresse à nouveau sur un bon tempo. A la sortie de la forêt de Fontainebleau je sais que le plus dur est derrière moi. La proximité de l’arrivée me fait oublier toute sensation de fatigue , je ressens au contraire une grande excitation aux effets magiques !
Au fur et à mesure que je me rapproche des Clayes sous Bois, terme de l’épreuve, j’éprouve des sensations uniques, une euphorie toute particulière me saisit. A cet instant précis j’ai comme l’impression d’avoir des ailes !
Dimanche 21 juin 1998, 10h26 : Les Clayes sous Bois. La délivrance !
Ca y est ! voilà enfin cette ligne d’arrivée à laquelle j’ai tant pensée. Encore, 50 mètres, 10 mètres, 1 mètre, me voilà parvenu au bout de mon rêve. Je ferme les yeux. Je n’entends plus rien. Je suis seul au monde. Personne ne peut comprendre ce que je ressens à ce moment précis. Chut, silence…
Il me faudra de longues minutes avant de revenir à la réalité et balbutier quelques mots de remerciement à mon ami Bernard qui a assuré mon assistance et à qui je dois une partie de ma réussite.
Inutile de préciser que je suis revenu sur cette épreuve en 2000 avec grand plaisir et un moral gonflé à bloc. L’expérience acquise lors de ma première participation m’a énormément servie puisque j’ai amélioré mon temps d’une heure, bouclant les 640 kms en 18h 57’ et arrivant juste derrière le groupe des 8 co-vainqueurs.
2014 marquera donc mon retour sur cette épreuve qui m’a tant apporté. Certes je n’ai plus 25 ans, mais j’ai gardé intact cette petite flamme qui m’a permis d’aller au bout de la nuit en 98…
Pour en savoir plus sur Bordeaux Paris : http://www.bordeauxparis.com/
Quel superbe récit ! On en a des frissons !